Rien n’est joué pour réguler les transferts de parts sociales dans le vignoble
Vendredi 29 octobre 2021
Devant ouvrir des possibilités de contrôles des cessions de domaines par parts sociales, le projet de loi foncière agricole serait trop contraignant pour certains sénateurs. Qui proposent des amendements inquiétant la SAFER, mais répondant à des demandes de la filière.
Plus il approche, plus l’examen au Sénat de la loi n° 3853 « portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires » créé le débat dans le vignoble. Etudié en séance ce 3 novembre, le texte porté par le député de la majorité Jean-Bernard Sempastous (Hautes-Pyrénées) rassemble sur les concepts de protection du foncier agricole (notamment pour l’accaparement et la concentration), mais divise sur les modalités de contrôle des échanges de parts sociales via une décision du préfet de Région basé sur un avis consultatif des interprofessions et des Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural (SAFER). Validant les principes généraux du texte adopté ce 26 mai par l’Assemblée nationale, la commission des affaires économiques du Sénat demande ainsi ce 22 octobre la mise en place de « garde-fous ».
Ses quatre principales propositions de modifications concernent « le relèvement du seuil de surface d’intervention » du contrôle des transferts de parts sociales, l’interdiction faite aux SAFER d’« intervenir à titre commercial [sur les dossiers qu’elles instruisent] afin d’éviter tout problème lié à leur « double mission » de régulateur et d’opérateur », une procédure de contrôle réalisée par le préfet de département pour être plus proche des enjeux locaux et la réalisation d’« une évaluation qualitative et quantitative du dispositif sous trois ans, afin le cas échéant de faire évoluer la procédure ».
Ce sont des brèches
Alors que la fédération nationale des SAFER (avec l’appui des syndicats agricoles FNSEA et Jeunes agriculteurs) appelait ce 14 octobre « les sénateurs à aller au bout de l’examen de ce projet de loi, fruit d’un travail important et de compromis solides », ces contre-propositions sont une véritable douche froide. « On veut rester optimiste, mais les amendements déposés remettent en cause le vote par consensus de l’Assemblée Nationale » indique ainsi Patrice Brun, le président de la SAFER provençale. Ayant dénoncé la surenchère des prix permise par les transferts de parts sociales, Fabrice Brun s’inquiète de modification à la loi Sempastous qui empêcherait toute intervention quand le transfert bénéficie à un fermier ou à un membre de la famille : « ce sont des brèches. Où est la régulation pour protéger l’installation des jeunes ? »
Dans la filière viticole, des demandes d’amendements sont également portées pour adapter la loi foncière aux spécificités des domaines. Ainsi, Jean-Marie Fabre, le président des Vignerons Indépendants de France, présente ce 27 octobre au groupe de travail vigne et vin du Sénat des propositions pour « décliner localement les seuils de surface (pour une adaptation au cas par cas), élever le seuil d’agrandissement (proposé de 1 à 3 pour l’Assemblée Nationale et envisagé de 2 à 4 pour le Sénat), garantir la fluidité des transactions dans les familles (jusqu’à quatre génération) et entre associés (pour qu’en cas de vente d’un des partenaires, ses associés soient prioritaires) ».
Agent foncier opposé
Parmi les opérateurs du foncier viticole, la question du contrôle des parts sociales divise fortement. La règle étant que dès que l’on parle de SAFER dans le vignoble, les ressentis sont diamétralement opposés selon les expériences personnelles et les cas locaux. Particulièrement inquiet par le projet de loi Sempastous adopté par les députés, Michel Veyrier, le fondateur du réseau national d’agences foncières Vinea Transaction, est très virulent*. « Il y a déjà des tensions avec la SAFER, on en remet une couche » indique-t-il, s’appuyant sur 30 ans d’expérience (avant de prévoir sa retraite d’ici trois ans). Indiquant que le choix de société dans le vignoble n’est pas fait pour contourner le droit de préemption de la SAFER (mais pour des enjeux d’amortissement, de fiscalité, de succession…), Michel Veyrier dénonce la contradiction d’un « régulateur et négociateur de transactions », qui souhaite « fermer et verrouiller un libre-marché en étant juge et partie. La Safer passe annonces de ventes de propriété comme agence immobilière classique. Mais possède outil droit préemption. Ce n’est pas cohérent. »
Regrettant l’« opacité de décisions prises en comités techniques » des SAFER, Michel Veyrier ne croit pas en une simple position consultative des SAFER dans les décision préfectorales sur les transferts de parts sociales : « avec des centaines de dossier par mois, les préfectures ne vont pas pouvoir suivre et étudier ce volume de dossiers. Le préfet va trancher dans le sens de l’avis de la SAFER, sauf quand il y a une mobilisation sur un sujet sensible**. » Pour l’agent immobilier, il faut reporter cette loi d’urgence pour réfléchir au rôle de la SAFER et rénover le foncier agricole. Michel Veyrier propose notamment de réformer les statuts de fermage : « la durée de 9 ans est trop longue, c’est un risque d’impayés et de dégradation trop fort pour les propriétaires » souligne-t-il.
La SAFER n’est pas le grand méchant loup
A l’opposé, Vincent Sauvestre, agent immobilier Bourgogne et Provence, se montre particulièrement zen face au projet de loi Sempastous. « La SAFER fait partie du paysage des transactions viticoles, ce n’est pas le grand méchant loup. On travaille et on va travailler avec » indique Vincent Sauvestre, pour qui « il faut être serein, il n’y a pas péril en la demeure. On étend le pouvoir de la SAFER, c’est indéniable, est-ce qu’il faut en avoir peur ? Je ne crois pas. Il y aura sujets sensibles, mais pas interventions systématiques. »
Outil officiel
En dehors des débats de ses praticiens, la SAFER est justement vue comme un outil officiel à l’expertise reconnue par les parlementaires. « Factuellement, la proposition de loi va donner de nouveaux pouvoirs aux SAFER, qui instruiront les demandes pour le compte de l’autorité administrative, puisque l’Etat n’a pas les moyens de réaliser cette instruction en interne, et que leur expertise les rend incontournables sur le sujet. Nous entendons les inquiétudes quant au risque de concentration des pouvoirs, mais les SAFER seront uniquement chargées d’instruire les demandes ; le dernier mot reviendra au préfet, et il y aura possibilité de recours » indique à Vitisphere la sénatrice Nathalie Delattre (Mouvement Radical, Gironde).
« Il faut respecter la structure qu’est la SAFER » confirme la députée de la majorité Marie-Christine Verdier-Jouclas (Tarn). Soulignant que les députés ont exclu les opérations à titre gratuit de donation et de succession du projet de loi, la co-présidente du groupe de travail vigne et vin souligne qu’avec « l’expertise de la SAFER, la décision du préfet se fera selon le bénéfice au territoire avec une réponse positive, négative ou conditionnée à des compensations (comme un bail de long terme pour un agriculteur s’installant). La proposition de loi est équilibrée et va assainir la situation. On verra les propositions du Sénat. »
Examinée ce 3 novembre au Sénat, la loi Sempastous jouera vraisemblablement son avenir en Commission Mixte Paritaire. Les arbitrages arrêtés lors des négociations entre députés et sénateurs permettront d’arrêter un nouveau dispositif de contrôle du foncier viticole. Détricotage ou rafistolage : l’avenir le dira.
* : L’expert immobilier remet notamment en cause le diagnostic de base du projet de loi : « depuis les années 1970, le phénomène de concentration répond au besoin structurel de mutualiser les charges. Il n’y a pas de concentration ou de spéculation : 90 % du vignoble français est le moins cher au monde, mais on ne parle que des 10 % les plus onéreux à Bordeaux, en Bourgogne, en Champagne et Provence. » Michel Veyrier regrette aussi une vision décalée des réalités d’entreprises : « pourquoi le modèle économique du petit domaine familial serait-il le plus à même de répondre aux problématiques d’emploi, d’environnement, de climat et d’installation ? »
** : Michel Veyrier ajoute qu’« en plus, le délai d’instruction prévu est de 6 mois. Alors qu’une décision SAFER arrive sous 15 jours… De guerre lasse, les vignerons vont préférer passer par la SAFER, qui n’a pas que le droit de préemption, mais aussi des possibilités de révision de prix (si trop haut ou trop bas) et de préemption partielle (soit une forme de démembrement remettant en cause des modèles économiques des exploitations). »
Marché du foncier agricole – Pourquoi faut-il amender la proposition de loi Sempastous ?